Déconstruire le discours agricole
Une
seule machine de radiothérapie pour 13,5 millions de
sénégalais, et pour ne rien arranger, datant de 1989[1].
Ving huit ans après, ce fait cristallise tous les débats autour du
secteur de la santé. Parce qu’à côté du taux d’accès aux soins de santé qui
s’est bonifié ces dernières années, à côté du nombre de personnes bénéficiant
de la couverture maladie universelle, se cachent la vérité fade de la seule
machine de radiothérapie. Justement, toutes ces singularités qui déterminent
pourtant l’objective réalisation dans un domaine sont tues. Le chiffre est ainsi
placé à chaque coin des discours tant qu’il contribue à renforcer l’aura
politique de nos gouvernants ou de leurs opposants.
Dans la sphère agricole, la prestance du chiffre dans le discours n’est pas inconnue : milliards investis chaque année, production record ou encore quantités de semences distribuées plantent le décor sur les plateaux TV ou les tribunes dans les conférences ou salons sur l’agriculture. En vérité, dans ces analyses où le chiffre est placé au centre et où les indicateurs reposent uniquement sur une base quanti, les mailles de l’analyse sont assez larges de sorte que des éléments d’appréciation pouvant fortement définir la situation du secteur en question sont écartées. De plus, elles tendent à placer le débat sous un prisme polémique où les débatteurs se résoudront chacun de son côté à garantir la véracité des chiffres avancées. Les variables quanti s’éternisent alors dans le discours agricole, despotiques, suffisants, au point de devenir des dogmes que l’on ne saurait réfuter. Et qui offre par là même une universelle crédibilité qui sans elles, le discours devient faux ou pour les plus tolérants incomplets.
Non, notre objectif n’est pas de produire 1600000 tonnes de riz
L’on m’a reproché souvent dans mes articles (et à juste titre peut être) de ne pas
avoir basé l’essentiel de mon argumentaire sur des chiffres. Je suis d’avis que
les chiffres nous permettent de prendre des repères, de mesurer et somme toute
de pouvoir nous mettre d’accord sur des concepts qui, évalués qualitativement,
feraient l’objet de multiples débats sans qu’un consensus ne soit retrouvé.
Justement, l’objectif est-il alors de trouver le consensus ? Il s’agit
ainsi dans ce blog de donner des opinions, faire de l’analyse systémique,
relever des faits qui ne sont pas souvent discutés et non d'une propension à
tout quantifier. Même si cela n’empêche, au besoin, de recourir aux données
chiffrées. Cette
dérive facile du débat déteint même dans nos ambitions sur le plan politique.
En effet, nous voici arrivés cette année à 950 000 tonnes[2] de riz produits au
Sénégal. Même si je ne reviendrais pas sur toute la polémique autour de ce
chiffre, je suis d’avis que la finalité n’est pas là. Que nous aurions bon
produire 1 600 000 tonnes en 2017, le problème restera entier. Notre
défi n’est pas donc de produire 1 600 000 tonnes mais de s’atteler à
ce que cette production aussi faible soit elle puisse correspondre aux
standards de consommation du sénégalais lambda. Auquel cas, notre production ne
sera bonne que pour le stockage.
Insuffler une nouvelle jeunesse à l'incitation
au consommer local
La
conséquence de cette « quantophrénie » est que le discours agricole
se cramponne dans une rhétorique du oui ou non de la véracité des chiffres. Que
devient alors le débat sur l’autosuffisance en semences, quand on sait que ces
semences contribuent à 30% de la productivité, du débat nécessaire sur
l’adéquation entre le riz produit et les préférences de consommation des
sénégalais. Il est facile de dire que ce consommateur n’a pas les outils encore
moins le désir d’une analyse des questions agricoles dénuée de toute
partialité. Et que ce débat doit être l’apanage des seuls
« sachants ». Mais n’est-ce pas le rôle de ces « sachants »
de s’atteler à ce que les masses, aussi extérieures et exclues des cercles de la
pensée agricole, puissent saisir et par-delà s’approprier au mieux les
problématiques agricoles ?[3] Le débat agricole ne
doit être un buzz permettant aux gouvernants de se glorifier en exposant des
chiffres sans en extraire les tenants et aboutissants. Mais plutôt, les moyens
d’engager les masses, de les challenger, de réveiller cette fibre patriotique à
mesure d’insuffler une certaine « jeunesse » à l’incitation au
consommer local. Je suis d’avis que si les masses saisiront mieux les enjeux de
leurs habitudes d’achat de produits agricoles, l'on pourra au mieux exploiter
la consommation locale. Les enjeux agricoles doivent être communiqués aux
populations de sorte qu’elles sachent le rôle qu’elles devront jouer pour relever
les différents défis de l’agriculture sénégalaise. Il s’agit ici de s’attaquer
au penser du sénégalais. Pour le moment, la communication insiste beaucoup sur
l’incitation des populations au consommer local mais non sur le pourquoi nous
devons consommer local. Car, c’est en agissant sur cette fibre que nous
pourrons agir sur le comportement du consommateur sénégalais et qui au-delà
utilisera son conscient pour prendre sa décision finale d’acheter avec des
critères beaucoup plus orientés « humain » bien avant les critères de prix
ou de quantité. Je me désole ainsi, que tout l’argumentaire repose sur les
chiffres quand bien même ces chiffres ne sont pas avérés[4] ou que cet
argumentaire repose sur « le riz importé est mauvais » tout en
continuant de le fourguer aux sénégalais. Car, je trouve ici qu’il s’agit d’une
démission totale de nos gouvernants sur une prérogative aussi évidente qui est
de s’atteler à garantir l’intégrité des aliments que nous consommons. Ainsi,
les arguments nécessaires pour la décision du consommateur sénégalais d’acheter
le riz local échapperont à son analyse avec une communication aussi dispersée.
Le
développement agricole ne doit plus se mesurer à l’aune des milliards
injectés chaque année dans l’agriculture sans questionner leur efficacité ou
les relativiser devant l’énormité des besoins du monde rural. La déconstruction
du discours agricole appelle à ce que l’on se délecte de la redondance de ce
discours tendant à exposer l’abondance des ressources de l’Afrique encore
incapables d’être à « la hauteur de son potentiel[5] ». La déconstruction
du discours agricole appelle surtout à ce qu’il puisse susciter ce dialogue entre
gouvernés et gouvernants. Car il faut l’avouer, que le dialogue actuel entre le
monde rural, principale entité touchée par les politiques agricoles et les
gouvernants est pour le moment un dialogue de sourds. Ou les premiers se
résoudront à faire figure « d’administrés » et les seconds, à se
glorifier de leurs milliards investis dans l’agriculture.
Abdourahmane Diop
diopabdourahmane9@gmail.com
[1] http://www.rfi.fr/afrique/20170205-senegal-radiotherapie-panne-maroc-sante
[2] http://www.ansd.sn/index.php?option=com_ansd&view=titrepublication&id=9
[3] http://agrimedias.blogspot.sn/2016/02/agriculture-au-senegal-renouer-avec-la.html
[4] http://fr.africacheck.org/reports/senegal-sapproche-t-de-lautosuffisance-riz-avons-verifie-propos-ministre-de-lagriculture/
[5] http://www.dakar-echo.com/afrotopia-le-nouvel-essai-de-felwine-sarr-qui-demande-a-lafrique-de-porter-lhumanite-a-un-autre-palier/
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